Rencontre avec Emmanuel Bardon

Emmanuel Bardon dirige l’ensemble Canticum Novum, présent à Sinfonia pour le concert Samâ-ï, Alep la cosmopolite.

Comment avez-vous conçu le concert Samâ-ï, Alep la cosmopolite ?

Qu’est-ce qu’un espace de vie ? Lorsque nous partageons un espace de vie, nous sommes tous à égalité. Ce concert a été conçu à partir d’une réflexion sur l’interculturalité et le cosmopolitisme présents sur un même espace partagé. L’ensemble accueillant deux instrumentistes d’origine syrienne, ce pays s’est imposé, et plus particulièrement Alep, qui est à la fois la ville des musiciens et la ville de la cuisine, qui sont mes deux passions !

Alep, c’est trois mille ans d’histoire cosmopolite, l’une des villes les plus anciennes du monde dans la Mésopotamie, qui est le berceau des civilisations. Toutes les cultures présentes à Alep ne sont pas représentées dans ce concert, mais toutes les cultures qu’on y entend étaient présentes à Alep. Nous avons exploité les cultures de chacun des instrumentistes de Canticum Novum : ottomane, turque, arménienne, syriaque, maronite, grecque… Aujourd’hui, Alep est détruite après avoir été la première ville à se soulever contre Bachar el-Assad, mais ce concert est une manière de continuer à parler de cet esprit de dialogue des cultures sur un territoire commun. Dans la tendance à mettre des barrières et des frontières, de repli sur soi et de velléité impérialiste et colonialiste, nous voulions mettre en valeur l’interculturalité, la transmission patrimoniale d’un répertoire ou encore la façon dont un collectif exprime sa citoyenneté.

Avez-vous une œuvre ou un compositeur baroque préféré ?

J’ai une histoire particulière et privilégiée avec Charpentier. Issu d’une famille de musiciens, j’étudiais le violoncelle, et j’ai trouvé difficile de trouver ma place en tant que musicien dans cette famille. Adolescent, je voulais même arrêter la musique… Et puis mon père est arrivé à la maison avec un disque de Charpentier interprété par Jordi Savall : un vrai choc. J’avais dix-sept ans, et j’ai annoncé que je voulais devenir contre-ténor, ce que j’ai fait. J’ai même pu travailler avec Jordi Savall ! Après quelques pépins physiques, j’ai changé de tessiture pour devenir baryton, ce que je suis depuis huit ans. J’ai traversé des moments difficiles où ma voix était devenue mon ennemie, puis elle m’a ouvert à autre chose en me permettant de passer baryton, ce qui m’a conduit à travailler ma vocalité autrement. Les répertoires orientaux ou plus anciens m’ont aussi ouvert à d’autres manières de chanter et reprendre une vie de chanteur sereine en développant d’autres projets que le baroque occidental.

Quel est votre plus grand souvenir de concert en tant qu’interprète ?

J’ai eu la chance de vivre des concerts incroyables. Je pense en particulier à un concert donné avec Canticum Novum en 2018 où, pour la première fois de l’histoire japonaise, nous avons chanté dans le temple shintoïste de Nara au Japon, le sanctuaire des trois mille lanternes. Nous étions avec des musiciens japonais, le concert avait été suivi d’une cérémonie shintoïste… C’était un moment très fort.

Et en tant qu’auditeur ?

Le concert le plus incroyable de ma vie, c’était le Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen donné par mon père au violoncelle, mon oncle à la clarinette, un autre oncle au violon et un ami de la famille au piano. Il faut savoir que le Quatuor pour la fin du temps a été écrit sur l’Apocalypse de Saint Jean par Olivier Messiaen quand il était au goulag en Sibérie : c’est une aurore boréale qui lui a inspiré l’œuvre, écrite pour les autres musiciens avec qui il était enfermé. Ce concert avait lieu dans l’église romane de Chavot, à côté d’Épernay, qui se trouve avec son cimetière en haut d’une colline entourée de coteaux de champagne. Le concert démarre à 14 h et, d’un coup, un orage dantesque éclate. Nous avons passé le concert dans l’obscurité, sous la pluie diluvienne que l’on entendait dehors. Et à la dernière note, le ciel s’ouvre et un rayon de soleil entré par un vitrail du fond éclaire toute l’église. Personne n’a pu applaudir tellement l’émotion était forte. Beaucoup de gens pleuraient, et un de mes oncles n’a pas pu saluer tellement il était ému. Nous sommes tous sortis hagards du concert. La lumière était tellement blanche à la sortie de l’église que toutes les gouttelettes d’eau qui perlaient sur les rosiers et les croix du cimetière faisaient comme des diamants. C’était un moment incroyable, que j’ai eu la chance de partager en famille.

Propos recueillis par Clémence Hérout.

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